Par Gabriel Terrasson
Introduction :
Ce sujet de mémoire a été effectué à Sciences Po Grenoble, sous la direction de M. Cédric Parizot, chercheur à l’Institut de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam) à Aix-en-Provence. Il fait suite à deux stages, l’un au sein de l’Iremam et l’autre au Centre de recherche français à Jérusalem. Le but de ce bulletin n’est pas d’effectuer un résumé du mémoire, mais plutôt d’expliquer la démarche entreprise, l’évolution de la recherche, la méthodologie de cette étude ainsi que d’établir une perspective sur le travail réalisé.
Le choix du sujet et les objectifs initiaux
a) Le choix du sujet
Au départ, le sujet du mémoire était plus orienté sur la région, plus précisément les minorités ethniques et religieuses en Syrie, Israël et au Liban. Ce n’est qu’à partir d’un deuxième stage au sein de l’Iremam à Aix-en-Provence que le choix du sujet s’est progressivement centré sur les travailleurs palestiniens en Israël. Sous la direction de M. Parizot, le tuteur de notre stage de novembre 2016 à Janvier 2017, puis le directeur de ce mémoire, nous avons eu l’occasion de travailler ensemble sur le système des permis de travail en Israël. Des auteurs israéliens tels que Yael Berda (Berda 2012) ou Shlomo Gazit (Gazit 1993), qui expliquent les mécanismes et la mise en place du système des permis de travail pour les Palestiniens en Israël, ont fait partie des lectures préliminaires de cette recherche. Ensuite, avec Cédric Parizot, nous avons fait un état de la recherche au sujet des permis et du travail des Palestiniens de Cisjordanie en Israël.
Très rapidement, nous nous sommes aperçus que le sujet des travailleurs palestiniens n’est quasiment jamais évoqué dans la littérature ou la presse israélienne, à quelques exceptions près (Berda 2012 ; Gazit 1993 ; Aaron Guttman 2004). Les rares occasions durant lesquelles le sujet est évoqué est lorsqu’une attaque est commise par un travailleur palestinien, souvent clandestin, à l’encontre d’Israéliens.
Les travailleurs palestiniens sont également intéressants à étudier car ils font partie des rares Palestiniens à pouvoir accéder au territoire israélien sur des échéances de temps relativement longues et continues avec le système des permis de travail. Ces éléments ont ensuite permis d’établir des hypothèses et questionnement initiaux
b) Les hypothèses et objectifs initiaux
Les rapports d’ONG se limitent à relever les nombreuses défaillances du système des permis et d’émettre des recommandations pour améliorer les conditions de passage et de travail en Israël. Quant à la littérature israélienne et étrangère, nous avons souvent une démarche similaire qui consiste à établir une critique du système des permis en général. Ces travaux s’attardent davantage sur des aspects juridiques et légaux (Berda 2012 ; Gazit 1993) ou encore économiques (Farsakh 2002) de la situation. Très peu d’auteurs s’intéressent au côté humain ou encore social du phénomène. C’est pourquoi les premiers questionnements de ce mémoire ont consisté à savoir comment les travailleurs palestiniens s’adaptaient dans leur vie de tous les jours au système des permis. Il était également question d’appréhender comment les employeurs israéliens se comportaient avec leurs ouvriers palestiniens sur les différents lieux où ils sont embauchés. Le travail des Palestiniens, recrutés par des employeurs israéliens, est régi par des rapports de force que nous voulions comprendre. L’objectif était de savoir si ces rapports de force étaient uniquement dans un sens, ce qui est souvent décrit comme tel dans la littérature sur le sujet et les rapports d’ONG. Une relation de dominants/dominés où les employeurs israéliens sont les patrons dominant les travailleurs palestiniens. Il s’est agi de voir si la réalité était plus nuancée et complexe que celle relatée par la littérature.
Un autre objectif initial a été de savoir si ces travailleurs palestiniens, au nombre de 120 000 en 2015[1], sont visibles en Israël, par les Israéliens. En relation avec ce questionnement, nous nous avons tenté de comprendre quelles étaient les perceptions des Israéliens et des Palestiniens les uns vis-à-vis des autres. Ce travail préliminaire a évolué au gré des deux stages réalisés à l’Iremam et au CRFJ.
L’évolution de la recherche
Le premier stage effectué à l’Iremam, sous la direction de C. Parizot, a permis de recentrer la recherche sur le travail des Palestiniens de Cisjordanie en Israël, d’un point de vue sociologique et anthropologique. Très vite, il est paru évident qu’il existait des lacunes dans la littérature au sujet des travailleurs palestiniens en Israël concernant les pratiques et les interactions sociales entre acteurs. Il n’existe pratiquement pas de travaux qui décrivent les relations qu’entretiennent les travailleurs palestiniens avec leurs employeurs israéliens. En partant de ce constat, nous avons décidé avec C. Parizot, de centrer la recherche sur trois axes principaux.
Le premier axe de recherche a consisté à exposer les différents types de relations de pouvoir que l’on pouvait observer sur les lieux de travail en Israël entre acteurs palestiniens et israéliens.
Le second axe établi devait nous permettre d’affiner la grille de lecture concernant les différentes situations que l’on pouvait observer sur les lieux de travail en Israël. Nous voulions montrer que plusieurs types d’acteurs interagissaient sur les lieux de travail et que la grille de lecture, souvent décrite dans les rapports d’ONG, où l’on a un employeur israélien face à un travailleur palestinien peu qualifié, n’était pas suffisante pour dépeindre la complexité des cas de figure possibles. Ce sont les premiers entretiens et le travail de terrain qui ont permis d’affirmer qu’il existait une multitude d’acteurs et des cas de figure différents, venant ainsi nuancer la dualité souvent mise en avant dans la littérature. Ainsi par exemple, un employeur pouvait être un Palestinien de Jérusalem, tandis que certains travailleurs étaient plus qualifiés que ce que laissaient transparaître les rapports et les travaux sur le sujet.
De même, d’autres acteurs intervenaient dans le domaine du BTP, souvent mis en marge des études mais qui pouvaient apporter un regard nouveau sur le phénomène. Dans cette catégorie, se trouvent des clients israéliens, des entrepreneurs indépendants de Cisjordanie, des travailleurs israéliens etc.
Enfin le dernier axe consistait à réfléchir sur les différents réseaux de connexion, importants pour la compréhension des dynamiques qui régissent les relations entre acteurs israéliens et palestiniens. Un sujet sur lequel C. Parizot a longuement travaillé (2015, 2017). Les réseaux de connexions sont incontournables lorsqu’on cherche à accéder au marché du travail ou à embaucher des travailleurs palestiniens en Israël. Ceci touche aussi bien le marché du travail déclaré que non déclaré. La multiplicité des profils implique que les relations professionnelles, voire parfois personnelles, ne se limitent pas à un rapport de dualité entre employeur et employé.
Le second stage effectué à Jérusalem au sein du CRFJ[2], a permis de recentrer la recherche sur le domaine du BTP en Israël. Ce choix s’explique par le fait que deux mois n’étaient pas suffisants pour couvrir l’ensemble des secteurs d’activité économiques où les Palestiniens sont embauchés. De même, en réalisant des recherches sur le sujet, on se rend compte que 63%[3]3 des travailleurs palestiniens sont embauchés dans le secteur de la construction et du BTP en Israël. Le sujet s’est dès lors réorienté sur les chantiers de constructions, qui sont plus accessibles et plus nombreux donc plus facilement observables. Le chantier de construction est devenu un échantillon de recherche pour la suite du mémoire. Le choix du terrain s’est reporté sur la région de Jérusalem-Ouest pour des raisons pratiques, car l’accès y était plus facile.
La méthodologie de l’enquête de terrain
Durant l’enquête de terrain à Jérusalem-Ouest, plusieurs entretiens ont été menés ainsi que l’observation de chantiers. En ce qui concerne les entretiens, plusieurs acteurs ont été interrogés, aussi bien internes qu’externes au monde du travail du BTP. Les personnes visées par ces entretiens étaient souvent des travailleurs palestiniens. Des ouvriers peu qualifiés pour la plupart, des responsables de travaux, des entrepreneurs, parfois indépendants, ainsi que des artisans et spécialistes (carreleurs, charpentiers etc.). En effet, il existe un grand nombre de profils professionnels de travailleurs palestiniens. Outre les travailleurs palestiniens venant de Cisjordanie, il a été également question d’entretiens avec des Palestiniens d’Israël, dont certains embauchaient des Palestiniens de Cisjordanie. Bien évidemment, l’avis des Israéliens a fait l’objet d’une attention particulière. Les personnes en question étaient des gardes de sécurité, des entrepreneurs, des artisans, des clients et des Israéliens qui n’avaient, en apparence, aucun lien avec le milieu du BTP. Cette démarche avait pour but d’obtenir une idée aussi large que possible sur le sujet du travail des Palestiniens en Israël. Il est à noter que certains des entretiens ont été menés avec des représentants d’ONG locales, un journaliste et trois auteurs qui ont travaillé sur le sujet.
Pour les entretiens, la méthode semi directive a été privilégiée. En suivant cette méthode, un certain nombre de thèmes ou de questions guides sont posés, tout en restant relativement ouverts. Ce sont généralement des questions de découverte qui, si nécessaire, sont recentrées ensuite. L’objectif est de laisser autant que possible la personne s’exprimer sur le sujet, sans toutefois s’éloigner du thème principal. Les entretiens varient d’une personne à l’autre. Avec un ouvrier qui travaille sur un chantier, donc qui n’a pas trop de temps, les entretiens peuvent durer de 10 à 15 minutes. Un entrepreneur ou un client israélien aura généralement plus de temps à accorder pour un entretien, qui varie de 20-30 minutes, si nécessaire. Les entretiens avec les auteurs ou les représentants d’ONG/avocats se déroulent en général dans des cafés ou par Skype. Les temps d’entretien sont en conséquent plus longs et peuvent durer jusqu’à une heure.
L’observation de terrain a également joué un rôle important dans l’enquête. C’est en utilisant cette méthode que plusieurs situations intéressantes de rapports de force entre acteurs ont pu être révélées. En outre, c’est en utilisant l’observation de terrain qu’il a été possible d’en apprendre plus sur les conditions de travail des travailleurs sur leurs lieux de travail. L’observation était en général non participante, tout en nous présentant préalablement au groupe observé comme étant un étudiant qui travaillait sur le sujet des travailleurs palestiniens. Les situations étaient variées car l’observation se faisait soit à l’extérieur d’un chantier, soit entre deux entretiens menés avec les acteurs.
Les lieux ciblés étaient, pour la majeure partie, des chantiers de construction de toutes tailles, mais également des arrêts de bus pour travailleurs palestiniens. En ce qui concerne les acteurs israéliens, il pouvait s’agir de parcs, de transports en commun ou de bureaux administratifs.
Les entretiens étaient menés principalement en hébreu avec l’ensemble des acteurs. Parfois, lorsque les travailleurs ne maitrisaient pas l’hébreu, les entretiens étaient menés en un mélange d’hébreu, d’arabe dialectal et plus rarement en anglais. Ces entretiens et observations ont permis d’obtenir quelques résultats intéressants à relever, ainsi que certaines perspectives pour de futurs travaux.
Résultats et pistes à explorer
a) Quelques résultats
Tout d’abord, il est important de noter que les relations entre travailleurs palestiniens et Israéliens sont complexes. L’idée, véhiculée par un bon nombre de rapports d’ONG (Machsom Watch 2004 ; KavLaoved 2012 ; Hamoked 2013 ; Gisha 2016), selon laquelle les relations entre Israéliens et Palestiniens dans le monde du travail se résument aux passages par les checkpoints et à des abus de la part de leurs employeurs, ne résume pas l’ensemble des interactions que peuvent avoir les différents acteurs. Des acteurs qui ont des profils différents, comme nous l’avons déjà mentionné, mais également des rapports qui ne sont pas uniquement duals. Ce paradigme est en partie vrai, dans le sens où il existe des abus, mais ne reflète pas forcément une réalité différente et que l’on peut trouver sur les chantiers de construction en Israël. Il existe différents types de rapports, tels que des relations de clientélisme et de pouvoir, de la camaraderie et de l’amitié ou simplement du respect professionnel.
Le profil des travailleurs palestiniens est également plus complexe que ce que nous décrivent la littérature ou les rapports d’ONG. Le travailleur palestinien n’est pas uniquement un ouvrier peu qualifié qui gagne un revenu minimum en Israël[4], même si beaucoup de Palestiniens rencontrés entrent dans cette catégorie. Il existe des artisans palestiniens très convoités qui gagnent trois voire quatre fois plus que le salaire minimum.
Les Palestiniens ne sont pas passifs face au système des permis, bien au contraire, ce sont des acteurs indispensables pour celui-ci. Sans les intermédiaires palestiniens, aussi bien d’Israël que de Cisjordanie, l’emploi de travailleurs palestiniens serait impossible. En effet, la médiation entre travailleurs et employeurs se fait uniquement par la voie de ces intermédiaires, ce qui leur confère un grand pouvoir.
En lien avec ce dernier point, les réseaux de connexion sont primordiaux dans ce secteur d’activité, aussi bien dans le formel que l’informel. Les réseaux de relations que tissent les acteurs augmentent leurs chances d’obtenir un permis de travail pour eux-mêmes ou un proche mais leur ouvrent également des possibilités d’embauche qui peuvent parfois sortir du cadre des chantiers de construction. Par exemple, certains Palestiniens, qui ont un réseau assez large, peuvent travailler chez des particuliers israéliens. Ceci implique également que les travailleurs palestiniens sont plus mobiles que ce que l’on pourrait croire. En effet, un grand nombre d’entre eux effectuent des travaux un peu partout en Israël. Évidemment, ces constats ne suffisent pas à dépeindre toutes les situations que l’on peut retrouver dans le monde du travail en Israël.
b) Perspectives et futures pistes à explorer
Outre les chantiers de constructions, il aurait été intéressant de travailler sur d’autres secteurs d’activité pour compléter la recherche au sujet des travailleurs palestiniens en Israël. Une comparaison entre le secteur du BTP et les autres secteurs d’activité, tels que l’industrie, l’agriculture, voire le High Tech qui reste cependant encore marginal[5], aurait permis d’avoir une meilleure vision de la situation globale. Les conditions de travail et les relations entre acteurs et de pouvoir pourraient être potentiellement différentes.
En relation avec ce point, il aurait également été intéressant de voir quelles sont les différences notables entre le travail des Palestiniens en Israël et celui dans les colonies israéliennes en Cisjordanie. D’après certains témoignages et entretiens, les conditions et les lois du travail dans les colonies sont différentes de celles en Israël. Ce point mériterait d’être plus approfondi dans d’éventuelles recherches futures.
Enfin, un travail plus poussé sur la perception des Israéliens vis-à-vis des travailleurs palestiniens aurait également aidé à compléter la recherche à ce sujet. Par manque de temps, mais également par manque de coopération de la part de certains interlocuteurs, la thématique n’a pas pu être pleinement abordée, pourtant centrale dans la compréhension du sujet.
Bibliographie :
AARON GUTTMAN Meyrav (Aaron Guttman 2004), sociologie israélienne, Les gens de la frontière, sur les réservoirs de main d’ceuvre palestinienne à l’ère d’Oslo, p 119-150, 2004
BERDA Yael (Berda 2012), The Bureaucracy of the Occupation: The Permit Regime in the West Bank, Tel Aviv: Van Leer Institute and Hakibutz Hameuhad Publishers, 2012, 220p.
FARSAKH Leila (Farsakh 2002), « Palestinian Labor Flows to the Israeli Economy: A Finished Story? » Journal of Palestine Studies, Vol. 32, No. 1, University of California Press ,2002, p1327.
GAZIT Shlomo (Gazit 1993), La carotte et le bâton: La politique d’Israël en Judée —Samarie, Bnai Brith Books,1993, 317p.
Gisha (Gisha 2016), « Unclassified status of Palestinian Authorizations of entry into Israel, their passage between Judea and Sam aria and the Gaza strip and their travel abroad », 2016, 56p.
Hamoked (2013), « cpuran ltIMI », (traduction personnelle) : I Le régime des permis], 2013 URL : www.hamoked.org.il/files/2013/1157660.pdf : consulté le 13.02.2017
KavLaoved (KavLaoved 2012), « Employment of Palestinians in Israel and the Settlements Restrictive Policies and Abuse of Rights », 2012 URL :
Machsom watch (Machsom watch 2004), « wia9a nnwa nitnpnia », (traduction personnelle): [Bureaucratie au service de l’occupation], 2004 (en hébreu)
PARIZOT Cédric (Parizot 2015), « A facilitator can hide another, The Informai Dimensions of the lsraeli Permit System of Access and Movement in the Occupied Palestinian Territories », CNRS-AMU ,2015 (à paraître)
PARIZOT Cédric (Parizot 2017), « Viscous spatialities: the spaces of the lsraeli permit regime of access and movement’, 2017
[1] Source : rapport du Centre d’économie politique ,2017
[2] De février à avril 2017
[3] Source : rapport du Centre d’économie politique ,2017
[4] Le système des permis de travail des Palestiniens en Israël peut être instable. La dégradation de la situation politique et sécuritaire peut provoquer des couvre-feux qui peuvent perturber l’arrivée des travailleurs de Cisjordanie en Israël. C’est pourquoi, le revenu des travailleurs se calcule en journée de travail et non pas en mois. D’après de nombreux entretiens que j’ai menés, un ouvrier du BTP perçoit en moyenne 200 shekels par journée de travail, soit 48,50 euros, à peu près.
[5] En effet, un phénomène nouveau se développe depuis quelques années en Israël. Certaines sociétés de High-Tech israéliennes sous-traitent des ingénieurs et informaticiens palestiniens en Cisjordanie. L’obtention d’un permis de travail n’est ici pas nécessaire car les Palestiniens peuvent travailler de chez eux, ce qui rend la
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Les travailleurs palestiniens en Israël. Les relations entre Palestiniens, Israéliens et le monde du travail sur les chantiers
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