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Les migrations vers Israël des populations juives du Maroc. Une approche statistique et sérielle inédite.

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Yann  Scioldo-Zürcher

Mission au CRFJ, mai 2013 – Yann Scioldo-Zürcher –

Par son accueil scientifique en mai 2013, le Centre de recherche français de Jérusalem m’a permis de poursuivre mes travaux portant sur les migrations vers Israël de populations juives originaires des territoires coloniaux français, dans la seconde moitié du XX° siècle. Ce séjour de recherche m’a donné l’opportunité de mettre en place, en partenariat avec Yaron Tsur, professeur d’histoire juive à l’Université de Tel-Aviv, un modèle statistique mesurant les trajectoires migratoires, géographiques et sociales, connues à l’échelle d’une vie par les olim marocains arrivés entre 1955 et 1956, moment qui coïncide avec l’indépendance marocaine et la timide reprise du mouvement migratoire vers Israël. Cette approche inédite permet de comprendre les évolutions connues tout au long de la vie des individus, incluant leur naissance à l’étranger, leur départ en Israël et leur sédentarisation dans le pays d’installation. Cette méthode complète ainsi les recensements de populations israéliens qui n’ont organisé leurs enquêtes que sur les périodes de vie qui se sont déroulées sur le territoire hébreu, sans jamais prendre en considération les caractéristiques des populations dans leurs expériences pré-migratoires. Ainsi, plutôt que catégoriser l’ensemble des 300 000 Marocains venus s’installer en Israël sous leur seule appartenance nationale, et uniquement évaluer leurs trajectoires israéliennes comme l’a fait le Bureau national des statistiques, cette approche permet d’introduire de nouvelles variables dans les analyses des expériences migratoires en prenant en considération les caractéristiques linguistiques, socioprofessionnelles, les appartenances rurales ou urbaines et les habitudes des mobilités internes connues par les Juifs marocains avant leur migration.

La méthode consiste à croiser les archives de l’Agence juive marocaine, les archives de la douane israélienne et les recensements de populations des années 1961, 1972, 1983 et 1995, qui toutes ont réuni de multiples informations, sans jamais pourtant ne les avoir confrontées entre elles. En les quantifiant dans un tableur statistique comptant 15 443 individus installés en Israël entre 1955 et 1956, et en organisant leur traitement sériel et la cartographie des résultats statistiques obtenus[1], on développe ainsi une approche géohistorique de ce que fut l’immigration juive marocaine en Israël, au terme de l’indépendance du protectorat français.

Il s’est agi, tout d’abord, de recréer la diversité des lieux de vie des olim marocains. La carte ci-dessous répertorie ainsi leurs 232 lieux de résidence et in fine, la grande variété culturelle des habitants. On sait les populations urbaines plus francisées que les populations rurales, en dépit de l’œuvre de scolarisation menée par l’Alliance française en milieux campagnards. On lit des rapports différents à l’économie monétaire, les populations rurales exerçant souvent le métier de fellah, les populations des bourgs-centres et des villes les métiers du commerce, des professions intermédiaires, voire des professions intellectuelles supérieures. Si la majeure partie des olim venait des milieux urbains, se dessine aussi la répartition des Juifs ruraux, en milieu berbère notamment, dans les vallées du Drâa, de la Moulouya et des hauts plateaux de l’Atlas marocain. La plupart des mellah ruraux ayant aujourd’hui disparu du Maroc, cette carte, « quasi archéologique » et originale (aucune n’avait encore été dressée), rappelle ainsi l’importance de la composante juive marocaine répartie sur l’ensemble du territoire, espaces côtiers et continentaux, plaines et montagnes inclus.

Carte une : Lieux de résidence des olim marocains partis en Israël, entre les mois d’août 1955 et août 1956.

De même, notre étude géohistorique permet une meilleure compréhension des mobilités internes connues par ces populations, et leurs éventuelles expériences de mobilités, puisqu’il suffit de distinguer les lieux de naissance et les deniers lieux de résidence avant le départ. Ainsi, 71 % des personnes répertoriées étaient sédentaires ; celles qui ont connu une mobilité nationale se sont déplacées, en moyenne, sur une distance de 305 kilomètres. Là où la statistique coloniale française n’avait jamais étudié, par manque de temps et de moyens, les multiples déplacements de nos populations, nous sommes désormais en mesure de faire émerger les formes prises par un certain « exode rural juif », et les réseaux de recrutement, à l’échelle nationale marocaine, qui l’ont soutenu.

Complémentaire, la carte ci-dessous illustre les mobilités connues par les populations juives venues s’installer à Casablanca, le poumon économique du protectorat. Les recrutements sont multiples et concernent l’entier territoire marocain. Ainsi, 36 % des olim résidants de Casablanca étaient nés dans 81 localités différentes, dont cinq à l’extérieur du pays. Dans ce dernier cas, on voit apparaître les relations existantes avec la colonie algérienne, et dans une moindre mesure, avec la France métropolitaine. Dans tous les cas, un tiers des casablancais possédaient déjà une certaine expérience migratoire. Il en est de même, par exemple, chez les non-natifs de Marrakech, qui eux aussi ont connu une expérience de recrutement à l’échelle de l’entier pays, dans une moindre proportion cependant (seuls 8 % sont nés en dehors de la ville). Le regard historique se porte aussi, par effet miroir, sur l’absence d’expérience migratoire pour plus des deux tiers des olim de Casablanca et permet de comprendre très clairement les difficultés des premiers temps rencontrées en Israël. Cette perspective cartographique permet d’initier une série d’enquêtes orales à venir, portant sur les expériences en migrations, qui consiste à faire commenter ces résultats et nous émanciper, dans les discours produits, des propos convenus, portant sur le pourquoi d’un départ en Israël en lui privilégiant, dans les récits, le déroulement pragmatique de l’expérience rencontrée.

 Carte deux : Lieux de naissance des olim, résidents de Casablanca, partis en Israël, entre les mois d’août 1955 et août 1956.

Carte trois : Lieux de naissance des olim, résidents de Marrakech, partis en Israël, entre les mois d’août 1955 et août 1956.

Outre la mise au jour des mobilités – ou de leur absence – du temps de la vie au Maroc, notre approche permet de faire émerger les différents lieux d’implantation des olim une fois Israël gagné. Nous le savons, l’Agence juive a développé une politique particulièrement dirigiste envers ces migrants, consistant à ne pas leur laisser le choix de leur localité d’installation. Aussi, l’étude des trajectoires de migrants arrivés en septembre 1955, montre très clairement la volonté de l’État de diriger les flux vers les milieux pionniers, dits « de développement », alors que les deux tiers d’entre eux sont issus de milieux urbains, sans prendre en considération les professions auparavant tenues, ni les habitudes de vie. Les Casablancais, bien que fortement repartis sur le territoire israélien ont été orientés dans des espaces marginaux, camps et kibboutz pour les jeunes célibataires, villes de développement pour les autres. Cette première répartition témoigne des importantes reconfigurations professionnelles et sociales que ces populations ont dû organiser. Elle porte aussi en elle les futures mobilités géographiques qui auront été les leurs. Nos travaux, cartographiques et statistiques, loin d’être terminés, montreront les multiples mobilités qui ont été celles de ces migrants, une fois les frontières nationales israéliennes agrandies, les possibilités d’installation en milieu urbain réunies et les reconfigurations professionnelles devenues effectives.

Carte quatre : Lieux d’installation de 657 olim, arrivés en Israël en août 1955.

On remarque, par ailleurs, la très grande similitude des trajectoires de cette première aliyah marocaine ; l’origine nationale des individus présidant à elle seule le choix des lieux d’implantation. Comme le montre la comparaison des deux cartes suivantes, les capitales de districts (à l’exception de la petite ville de Tibériade) ne sont pas des lieux d’implantation pour les habitants urbains de Casablanca ou les habitants ruraux de Séfrou. Les premiers sont répartis sur tout le territoire, nous l’avons vu, mais dans des fronts pionniers, agricoles ou industriels ; les seconds restent confinés dans les marges agricoles mais n’en servent pas moins de « main-d’œuvre de réserve ». La comparaison rappelle aussi la volonté de l’État de répartir les habitants et éviter leur concentration dans des lieux uniques. La suite de l’étude, consistant à retrouver les lieux de vie de ces habitants à intervalles réguliers dans les recensements de populations des décennies 1960, 1970, 1980 nous montrera, si une fois les olim devenus économiquement autonomes, les réseaux sociaux tissés au Maroc se sont maintenus et ont entrainé un éventuel regroupement des populations concernées

Carte cinq  : Lieux d’installation des olim originaires de Casablanca et de Séfrou, arrivés en Israël en août 1955.

Carte six    : Lieux d’installation des olim originaires de Casablanca et de Séfrou, arrivés en Israël en août 1955

Ce travail de défrichement et de confrontation des multiples sources archivistiques, rendu possible par un long séjour en accueil scientifique au CRFJ, montre la possibilité de produire des techniques statistiques et des savoirs inédits sur les migrations internationales juives vers Israël, en lien avec les migrations locales et les expériences migratoires intervenues avant et après les départs vers l’État hébreu. Avec cette première étude, que nous présentons ici succinctement (plus d’une vingtaine de cartes ont été réalisées après ce séjour), nous sommes en mesure d’apprécier les politiques migratoires décidées par l’État israélien avec la réalité pragmatique des aliyot, sans pour autant retomber dans les travers d’une seule analyse d’histoire politique ou mémorielle. Car cette série d’enquêtes géohistoriques, menée à grande échelle, nous permettra de mettre au jour, notamment par des entretiens oraux, la façon avec laquelle les individus concernés perçoivent cette histoire et ont organisé leur rapport au territoire israélien. À plus long terme, ce travail débouchera sur la publication d’un Atlas social des aliyot, prenant en considération, et de façon totalement inédite, les trajectoires pré et post migratoires de toutes les vagues successives arrivées après la naissance de l’État et apportera une analyse nouvelle sur les trajectoires de populations migrantes, en situations de reconfiguration sociales et politiques.

Aussi, je tiens très sincèrement à remercier le CRFJ pour l’opportunité de recherche qu’il offre, la perspective de création de savoirs qu’il initie et l’accueil scientifique qu’il sait développer dont la facilité avec laquelle il favorise les coopérations internationales entre chercheurs de France et d’Israël.

Yann Scioldo-Zürcker est historien, chercheur CNRS au Laboratoire MIGRINTER, Migrations Internationales, espaces et sociétés, UMR 7301, Poitiers. Il a publié en 2010 un ouvrage portant sur Devenir métropolitain, parcours et politique d’intégration de rapatriés d’Algérie à la métropole, de 1954 au début du XXI° siècle, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 462 p.


[1] Je tiens ici à souligner le concours précieux apporté par Noam Katan dans la réalisation de ces cartes. Yaron Tsur et moi-même lui témoignons de notre grande reconnaissance.


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