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“Extraits d’un carnet de terrain : activisme israélo-palestinien pour la paix”

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Servane Thibaud

 

La découverte du CRFJ a constitué un « moment critique » de ma courte carrière de recherche, remettant en question trois années de socialisation à une spécialité israélo-palestinienne. Olivier Fillieule lui-même s’étonnerait de voir appliquée sa théorie avec une telle rigueur, tant les « possibles latéraux » alors ouverts ont mis en branle ma problématique initiale que j’estimais pourtant trois fois sainte.

Empruntant à la cité inspirée de St Augustin sa créativité et son authenticité, et probablement au panoptique son architecture interne, le Centre m’est apparu comme une institution ô combien totale. J’ai ainsi hésité à rediriger ma recherche vers l’étude de ce microcosme, terrain encore impénétré des sociologues, d’autant qu’un tel recentrement m’aurait faite pionnière en la matière. On pouvait [en] dire… oh Dieu ! Bien des choses en somme. On pouvait discuter la notion d’activisme en bibliothèque avant 9h du matin ; on pouvait analyser la fonction délatrice de cette sonnerie généralisée, « comme une onde qui bout dans une urne trop pleine », semblant inspecter  « c’est à cette heure-ci que tu arrives ? » ou ricaner « toi qui voulais passer inaperçue pour imprimer tes 150 pages de plan détaillé… » ; on pouvait étudier la nature hégélienne des relations entre les maîtres de thèse et leurs… élèves ; on pouvait enfin utiliser un raisonnement stratégique pour montrer en quoi la grandeur du Centre repose sur celle des individus qui le forment, ou déterminer une typologie des nombreuses rétributions qui expliquent le maintien dans l’engagement au CRFJ de cette cinquantaine de chercheurs.

Par pragmatisme –moins de six mois impartis, pas le temps d’hésiter-, j’ai cependant décidé de conserver ma problématique initiale sur les activistes de paix en Israël/Palestine, sans perdre tout à fait Fillieule, Boltanski, Bentham, Goffman, Crozier ni Friedberg dans l’affaire. Que Victor Hugo et Edmond Rostand ne se sentent pas lésés. J’ai ainsi sélectionné quatre associations de paix sur le critère de leur action conjointe mêlant Israéliens et Palestiniens, et en ai observé une quinzaine d’autres pour élargir ma recherche et nourrir certaines questions périphériques. Pendant trois mois à Jérusalem, de retour d’Hébron ou d’Ashqelon, j’ai pu exposer mes états d’âme –si du moins l’on peut se permettre d’avoir une âme en faisant de la recherche- en toquant régulièrement à la première porte sur la droite du CRFJ.

J’entends ici exposer certaines problématiques qui ont guidé ma recherche plutôt que résumer mon analyse finale, en partageant quatre anecdotes de mon carnet de terrain.

« Ta’ayush is only a name, there’s no association, it’s just activists who know each other and go to the same places… »

J’étais d’abord partante pour suivre Laville et Sainsaulieu dans leur analyse d’associations comme des « organisations ». Mes premiers entretiens se sont donc attelés à déceler organigrammes, hiérarchies et répartitions des tâches. J’ai été quelque peu désarçonnée quand, interrogeant cinq activistes de la même association, j’ai obtenu cinq réponses différentes quant à qui avait créé l’association, qui l’avait maintenue jusqu’alors, qui la dirigeait aujourd’hui, et qui la finançait… Un rabbin rencontré la semaine dernière m’a expliqué dans un mot d’esprit que lorsque l’on demande leur avis à cinq Israéliens, on en obtient non pas cinq différents, mais quinze. Mes enquêtés devaient être particulièrement appliqués dans leur réponse.

Cette anecdote m’a permis de creuser la tendance à la désaffiliation des activistes de paix par rapport à ces associations conjointes. Ces derniers se définissent comme autonomes et participent d’ailleurs souvent à des types d’activités très variés. Cette désaffiliation, qu’on aurait pu imaginer source de fragmentation pour le tissu associatif, est en fait le vecteur de coalitions sans cesse renouvelées par les réseaux de connaissance. Je me suis ainsi attachée à envisager de cette façon les associations de paix, les rapports qu’elles entretiennent, et leur position dans l’espace public israélo-palestinien.

« Are you Israeli ? What does your passport say? »

Une deuxième anecdote, advenue dès le troisième jour de mon terrain, m’a permis d’observer certaines difficultés que rencontrent les activistes qui désirent mener des actions conjointes. Alors que l’association Minds of Peace organisait à Ramallah des négociations de petite échelle sur le modèle sud-africain, des manifestants se sont pressés aux portes de ces échanges pour protester contre la « normalisation de l’occupation » que constituait un tel dialogue tenu dans les territoires palestiniens. Vitres brisées et scansion de slogans peu accueillants ; fuite effrayée des activistes israéliens dans un blindé de la police palestinienne[1]. Le lendemain les discussions reprennent à Jérusalem Est, bientôt interrompues par les mêmes manifestants, avec qui cette fois les activistes israéliens tentent de dialoguer. Alors que j’interroge un des manifestants sur les raisons qui sous-tendent son action, il me demande la couleur de mon passeport, et ne libère sa parole qu’à la vue de mon enregistreur, gage de neutralité.

Je me suis ainsi penchée sur la question des obstacles à l’action conjointe, expérimentés de part et d’autres, et plus fortement par les Palestiniens en ce qui concerne la normalisation puisqu’ils sont considérés comme collaborateurs ou traîtres à leur patrie par leur entourage. Les activités organisées doivent s’adapter largement à de tels obstacles, notamment en privilégiant le territoire israélien comme cadre d’action -ce qui place les membres palestiniens des associations dans une situation de dépendance pour l’obtention de permis d’entrée en Israël-, et en choisissant de « faire ensemble » plutôt que dialoguer. Comme l’expliquent les Anarchists against the wall, « there will be plenty of time to talk once the occupation is over ».

« You missed all the action last week ».

Une des associations sélectionnées me permet d’observer comment, dans les collines au sud d’Hébron, les activistes israéliens répondent chaque samedi à l’appel de bédouins et bergers palestiniens pour les protéger des attaques de colons. Le niveau de violence y est variable et l’intervention de l’armée récurrente, mais rares sont les fois où les activistes mettent réellement en danger leur vie dans ces altercations. Je dois m’absenter un samedi et reviens la semaine suivante. Un activiste vient à ma rencontre avec empressement pour me donner le récit épique de la journée que j’ai manquée, décrivant matraques, fractures et arrestations avec force volubilité et enthousiasme. « You missed all the action », me précise-t-il.

Cette anecdote, qui confirme les postulats d’Albert Hirschman selon lesquels le danger et la difficulté de l’action représentent paradoxalement une rétribution dans l’engagement, m’a permis de reconsidérer les phases de la carrière militante de mes enquêtés, ainsi que les raisons du maintien dans cet engagement.

« We can’t know which side caused or maintained the conflict »

A l’issue d’un de mes entretiens, j’ai d’abord estimé avoir mal ciblé l’enquêté comme activiste pacifiste, mais son discours témoignait en réalité du vaste panel de positions adoptées par ces derniers au contact de Palestiniens. A ma question sur l’occupation et sur un potentiel compromis pacifique, celui-ci m’explique: « our proposition for peace is the current situation as it is; the Palestinians don’t want to sign for it, though everything is in their hands. We can’t know which side caused or maintained the conflict, these last fifty years have been made of consecutive counter-attacks, and today a kind of balance has finally been reached. Let’s just keep this balance and not judge it relatively to what happened in the past ». Cet enquêté habite à Tel-Aviv et passe plus souvent les checkpoints pour se rendre dans la colonie de Telem qu’à Hébron même, ce qui explique peut-être sa conception de « l’équilibre atteint ».

Les postures d’oppresseurs ou d’opprimés adoptés par les activistes au sein de ces associations dépendent donc largement des contextes de sociabilité dans lesquels ils ont évolué, à l’origine de leur façon d’appréhender l’histoire israélo-palestinienne et l’équilibre actuel des ressources et pouvoirs. Cette anecdote a orienté ma recherche vers l’étude des postures adoptées par les activistes israéliens au contact des Palestiniens, et des enjeux qu’elles représentent pour l’apaisement du conflit.

« Postures d’activistes israéliens… Enjeux et postures de l’activisme… Activistes israéliens : postures et enjeux… »

Il semble, après relecture intégrale de mon carnet de terrain, que ces activistes israéliens engagés dans des associations pacifistes conjointes développent d’abord des valeurs liées aux sphères de socialisation dans lesquelles ils évoluent et liées aux « moments critiques » que constitue souvent leur rencontre avec des Palestiniens ou leur confrontation avec l’illégitimité de l’occupation. En lien avec ces trajectoires et ces valeurs, certains émettent des « diagnostics » quant à la situation israélo-palestinienne actuelle -deux Etats en guerre, ou un Etat « apartheid »- qui induisent différents « pronostics ». On rapprochera ces pronostics des finalités que les activistes donnent à leur action –individuelle d’abord, collective ensuite. De fait, lorsqu’ils s’engagent dans des associations plus ou moins en adéquation avec ces valeurs, les activistes sont amenés à redéfinir leur identité individuelle pour qu’elle fusionne avec l’identité collective proposée par l’association en question. Les trajectoires de ces associations sont déterminées par celles des activistes qui les composent, autant que par l’évolution de leur environnement associatif et politique. Certaines s’intègrent dans une industrie pour la paix, d’autres refusent tout caractère institutionnel ; toutes cherchent à survivre dans un contexte de plus en plus compétitif, avec des structures de moins en moins centralisées. Au sein de ces associations qui dans une certaine mesure s’apparentent à de « nouveaux mouvements sociaux », les activistes adoptent des postures plus ou moins efficaces, dont l’impact sur l’historicité des sociétés israélienne et palestinienne reste mineur.


[1] http://electronicintifada.net/blogs/ali-abunimah/protesters-disrupt-israeli-palestinian-normalization-meeting-ramallah


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