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Territoire sacré, territoire habité : les deux mémoires de Silwan

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Le quartier de Silwan avec le mur de séparation en arrière-plan (2006)
Le quartier de Silwan avec le mur de séparation en arrière-plan (2006) 

Jérusalem est un terrain particulièrement fécond pour qui s’intéresse aux relations qu’entretiennent espace et mémoire. On l’ignore souvent, mais la ville trois fois sainte fut d’ailleurs un des objets d’étude du sociologue Maurice Halbwachs, qui fut le premier dans les années 1930 à s’interroger sur la dimension spatiale de la mémoire1. Capitale disputée par deux peuples qui chacun fondent leur identité sur des référents spatiaux mémoriels — la mémoire antique de la Terre d’Israël (Eretz Israel] chez les Juifs, et celle de la catastrophe  de la dépossession d’un territoire (Nakba) chez les Palestiniens — Jérusalem est une mosaïque mémorielle sans cesse recréée. L’exemple de Silwan, un élément de cette mosaïque, permet de mettre en lumière l’articulation de ces deux mémoires.

 

Silwan est un village de 40.000 habitants accroché au flanc sud-est de la vieille ville et intégré à la ville sainte depuis la guerre des Six jours en 1967 et l’annexion de Jérusalem Est2. Pour les Israéliens, Silwan fait partie du « bassin sacré » qui comprend la vieille ville et sa ceinture orientale, où mémoire et histoire se confondent. A Silwan, le quartier de Wadi Hilweh est considéré comme le noyau originel de la capitale construite par le roi David il y a environ 3000 ans, et à ce titre il cristallise les enjeux. Près de 5000 Palestiniens vivent dans ce quartier arabe développé au cours du 20e siècle. Cet espace est marqué depuis les années 1990 par un double processus de patrimonialisation et d’annexion territoriale dont le fer de lance est le parc archéologique de la « Cité de David ». Le site est fouillé, aménagé pour les besoins du tourisme et  graduellement investi par des nouveaux habitants juifs israéliens, ce qui n’est pas sans conséquence pour les habitants palestiniens du quartier.

 

Répondant à une double injonction religieuse et politique, la mémoire biblique est ainsi mobilisée pour composer une nouvelle spatialité La prise de Jérusalem par David fait l’objet de deux récits dans la Bible : dans le premier livre de Samuel, V, 4 ainsi que le premier livre des Chroniques, II, 4.)), faisant fi du territoire vécu existant. Face à cette mémoire bulldozer, exclusive et excluante, une mémoire palestinienne locale se structure difficilement. Du territoire sacré de la « Cité de David » au territoire vécu des habitants de Wadi Hilweh, ces deux mémoires de puissance et de portée inégale se disputent donc un même périmètre.

 

I – La « Cité de David » : une mémoire bulldozer

« Bienvenue à l’endroit où tout a commencé… » annonce le site internet de la « Cité de David » à ses visiteurs3. Situé à Silwan, dans le quartier de Wadi Hilweh, le parc archéologique de 2,4 hectares donne vie à la capitale fondée par le roi David il y a environ 3000 ans sur l’éperon rocheux qui domine les vallées du Cédron et du Gihon. Depuis une quinzaine d’années, la gestion du site, qui fait partie intégrante du Parc National des Murs de Jérusalem4 a été confiée à une organisation privée, El Ir David (textuellement : « la ville de David », abrégé en « Elad »), créée en 1986 dans le but de promouvoir l’héritage du roi David et de renouer avec la gloire de la Jérusalem antique. Elad, devenue le maître d’œuvre de la mutation du quartier, intervient sur tous les fronts : fouilles archéologiques, mise en valeur touristique et achat de maisons à destination de quelques centaines de colons5juifs israéliens.

 

Or la mémoire joue un rôle clé dans le double processus de patrimonialisation et de colonisation. En effet, la transformation de Wadi Hilweh en « Cité de David » s’appuie sur la mémoire biblique. C’est le territoire biblique qu’il s’agit de reconstituer, de reconquérir et d’animer. En ce sens, l’idéologie archéologique d’Elad s’inscrit dans la continuité de l’entreprise initiée par les chrétiens au 19e siècle : (re)trouver les traces de la Jérusalem biblique6. Le seul guide touristique nécessaire pour visiter la « Cité de David », prévient ainsi le site internet d’Elad, n’est autre que la Bible elle-même. Le caractère religieux de cette entreprise territoriale est valorisé par Elad, dont l’action idéologique est expressément assumée. Le sociologue Maurice Halbwachs, en travaillant sur Jérusalem dans les années 1930, a bien mis en lumière la dimension spatiale de la mémoire religieuse en insistant sur la façon dont les souvenirs collectifs s’attachent aux lieux et les organisent7. Dans cette perspective, la « Cité de David » pourrait être considérée comme la dernière pièce du « musée de la Bible à ciel ouvert » qu’est devenue Jérusalem depuis la fin du 19e siècle.

 

Avec la « Cité de David », le rapport entre espace et mémoire se complexifie encore, la mémoire étant ici le fer de lance d’un projet tant politique que religieux. L’action d’Elad – soutenue par les autorités israéliennes – doit être en effet comprise dans le contexte géopolitique particulier de Jérusalem. Le parc archéologique et la colonisation du quartier contribuent à la judaïsation de la partie orientale de la ville annexée depuis la guerre des Six jours en 1967. La mémoire participe ainsi au projet territorial qui vise à construire la Jérusalem déclarée « une et indivisible » par le parlement israélien en 19808, en établissant une enclave « biblique » au cœur même d’un des quartiers arabes les plus peuplés de la ville.

 

La transformation du quartier de Wadi Hilweh en « Cité de David » n’est en effet pas seulement sémantique. Elle se traduit par une évolution du paysage urbain, une militarisation de l’espace et par des processus de ségrégation et de dépossession au détriment des habitants palestiniens. Tandis que les noms des rues sont hébraïsés, drapeaux et caméras investissent les maisons occupées par les colons israéliens. Par ailleurs, certaines fouilles causent des dommages directs à certaines habitations palestiniennes, quand elles n’imposent pas des destructions pures et simples. Mais les transformations de l’environnement quotidien des habitants de Wadi Hilweh suscitent des réactions et réveillent des souvenirs…

II – Le difficile réveil des souvenirs individuels : la mémoire palestinienne de Silwan

L’émergence de la « Cité de David » au beau milieu du village de Silwan a profondément bouleversé l’environnement des résidents palestiniens. La conséquence la plus évidente est la dépossession de terrains liée à l’établissement du parc archéologique et à l’arrivée des colons juifs israéliens9.

En réaction à cette dépossession, les souvenirs individuels s’éveillent et cherchent à leur tour un ancrage spatial. Il s’agit alors pour les habitants palestiniens de faire vivre les traces de l’occupation du quartier et d’inscrire dans l’espace une identité locale menacée, et donc presque déjà mémorielle. C’est ainsi que le toponyme de « Silwan » couvre les murs du quartier, écrit le plus souvent en arabe. Sur un même périmètre, deux lieux de mémoire, ou plutôt deux territoires mémoriels sont donc en concurrence directe.

 

Si la mémoire collective locale est encore embryonnaire, sa valorisation et sa spatialisation sont initiées par le Centre d’Information de Wadi Hilweh, créé en 2009 par des militants palestiniens pour faire connaître la situation10 Implanté dans la rue principale qui descend depuis la Vieille ville, il centralise et diffuse la mémoire naissante des habitants. Les militants y accueillent les curieux et proposent des tours alternatifs dans le quartier, au cours desquels les effets de la colonisation sont pointés du doigt. La dépossession est ainsi mise en récit et les espaces concernés sont parcourus par les visiteurs. Les militants insistent sur la transformation physique du quartier : le contraste entre les rues pavées ou les parkings flambants neufs qui voisinent avec le parc archéologique et le désordre qui règne ailleurs. Ce cheminement alternatif à travers le quartier confère ainsi une nouvelle matérialité à la mémoire, que le geste déictique du guide fait exister dans chaque terrain visité. A l’intérieur du centre d’information, des photos et un film évoquent le souvenir des luttes récentes menées par les habitants contre les démolitions. Juste derrière est installé le centre Madaa établi en 2007 qui offre aux jeunes du quartier des activités pédagogiques et récréatives, tout en visant la construction d’une « communauté arabe impliquée à Silwan »11. La proximité de ces deux centres / structures – ils / elles partagent en fait le même bâtiment et sont dirigésées par le même homme, Jawad Siyam – contribue à façonner un véritable « lieu de mémoire vive ». Le travail de ces militants contribue à fédérer les souvenirs et à fabriquer une mémoire collective naissante à l’échelle du quartier. Par ailleurs, plusieurs organisations œuvrent dans ce sens, comme l’importante ONG israélienne Ir Amim (textuellement : « la ville des peuples »)12, mais aussi l’ONG Emek Shaveh (textuellement : « égalité de la vallée ») dont le discours insiste sur la pluralité des mémoires à préserver13. Néanmoins, que peuvent-elles contre la machine mémorielle à l’œuvre dans la Cité de David ?

III – Mémoire sacrée / mémoire vernaculaire

L’espace de la Cité de David / Wadi Hilweh voit s’élaborer plusieurs mémoires de portée a priori inégale. La mémoire juive qui dessine le territoire de la Cité de David parait a priori toute puissante : son arme principale, la Bible, texte sacré. Face à elle, la mémoire locale des habitants de Wadi Hilweh, agrégat fragile de souvenirs individuels, peine à émerger. Pourtant, l’identité arabe de Silwan peut se targuer d’une relative profondeur historique, contrairement à la plupart des autres quartiers palestiniens de Jérusalem-Est confrontés au même processus : le quartier de Wadi Hilweh s’est développé à partir du début du 20e siècle, mais le village de Silwan lui-même est bien plus ancien. D’aucuns pensent qu’il fut bâti au temps de Saladin14. En tout état de cause, le village de Silwan figure clairement sur les cartes topographiques au début du 19e siècle15. Les habitants de Silwan disposent donc potentiellement d’une mémoire plus que séculaire et de témoins pour l’animer, comme ces personnes âgées qui racontent le passé du quartier dans le film diffusé au centre d’information de Wadi Hilweh. Ils se souviennent de lieux personnels et intimes peu à peu gagnés par un territoire mémoriel à caractère universel, la « Cité de David ».

 

Mais les souvenirs de ces habitants ne peuvent-ils pas aussi rivaliser sur le terrain de l’universalité ? Ces souvenirs portent en effet une mémoire de « l’habiter », qui est bien la plus universelle des expériences humaines16. C’est aussi la plus évidente et la plus immédiate d’un point de vue spatial : depuis les murs de la Vieille ville, ce sont d’abord les centaines de maisons palestiniennes qui descendent dans la vallée que le promeneur découvre. Mais cette évidence paysagère est remise en cause par le jeu de la mémoire biblique. En effet, pour bien comprendre ce phénomène singulier, il faut prendre en compte la profondeur de l’espace physique qui cumule plusieurs mémoires dans sa verticalité, en une sorte de stratigraphie mémorielle. Ainsi, pour accéder au rang de réalité spatiale et paysagère, toute couche mémorielle doit être révélée, au sens propre du terme, c’est-à-dire dégagée à l’air libre. Or, la couche de l’époque du roi David, pourtant profondément enfouie, est ardemment investie par de puissants acteurs. L’entreprise d’Elad, soutenue par les autorités israéliennes, permet ainsi de renverser l’ordre stratigraphique et la dialectique présent / absent. Elle rappelle donc que l’espace n’est pas seulement donné physiquement mais bien construit par des processus sociaux, politiques ou religieux, dont la mémoire biblique, véritable bulldozer, est un agent particulièrement puissant.

 

* * *

 

La mémoire est une pièce maîtresse de la fabrique d’un territoire. Inspirée de la Bible, la mémoire top-down mobilisée à Silwan par un acteur aussi puissant qu’Elad bouleverse le paysage local, tandis qu’une mémoire bottom-up des habitants peine à s’exprimer. Caractéristique d’une tendance à la « biblisation » de la ville initiée depuis le 19e siècle, la situation à Silwan est exacerbée par le contexte politique actuel. Par son ancrage spatial, la mémoire participe ainsi au système de domination et à l’inégalité structurelle qui caractérise la population hiérosolymitaine.

 

Du point de vue des Palestiniens de Silwan, la mémoire peut pourtant également être considérée comme une ressource collective, moteur d’un renversement possible de ce rapport de domination. Dans cette perspective, la menace qui pèse sur Silwan peut donner de la consistance à un territoire vécu, support de formes de résistance de la part de ses habitants : ce territoire est scandé par des lieux de mémoire en construction, témoins d’une mémoire universelle de « l’habiter ». Pour l’avenir, bien des scénarios peuvent être imaginés à partir de cette réalité naissante, tant l’histoire de Jérusalem a montré qu’elle est la ville de tous les possibles. Scénario improbable : celui d’un futur hypothétique où le touriste curieux de quitter les murs de la Vieille ville découvrirait en lieu et place d’une Cité de David à nouveau oubliée, un pittoresque village arabe folkorisé et « disneylandisé » à souhait…

 

Charlotte Becquart,

Stagiaire au CRFJ en mai-juin 2013

 

  1. Né en 1877, Maurice Halbwachs a d’abord mis en évidence la dimension sociologique de la mémoire, avec notamment Les Cadres sociaux de la mémoire paru en 1925, avant de s’intéresser à sa spatialisation, dans son travail sur Jérusalem publié aux PUF en 1941: La Topographie légendaire des évangiles en Terre sainte. Étude de mémoire collective
  2. [2] Suite à la guerre des Six jours en 1967, Israël annexe Jérusalem-Est (sous souveraineté jordanienne depuis 1948). Une seule municipalité est créée et le territoire municipal est considérablement élargi. De nombreux points de peuplement israéliens sont implantés dans la partie orientale de la ville annexée. A partir des années 1980, sous l’impulsion d’Ariel Sharon, la colonisation gagne la Vieille ville puis les quartiers palestiniens du « bassin sacré ». Après Oslo, le processus de judaïsation de la ville s’accélère, le sort de Jérusalem ne faisant pas partie des accords dits intérimaires, avec l’objectif d’empêcher toute division future de la ville. Aujourd’hui, environ 200.000 Israéliens vivent à Jérusalem-Est

  3.  http://www.cityofdavid.org.il/fr/node/1431/
  4. Le Parc National des Murs de Jérusalem, créé en 1974, entoure la Vieille ville et est géré dans son ensemble par l’Autorité Israélienne de la Nature et des Parcs. La délégation de la gestion du site de la « Cité de David » compris dans le périmètre du parc à l’organisation Elad fait figure d’exception

  5. Le terme de colon désigne ici toute personne juive qui s’installe dans les quartiers arabes de Jérusalem situés au delà de la ligne verte pour des raisons principalement idéologiques. Le droit international qui ne reconnait pas l’annexion de Jérusalem Est condamne ces stratégies résidentielles

  6.  Lire à ce sujet le chapitre « Aux origines de la ville musée », in Vincent Lemire, Jérusalem 1900. La ville sainte à l’âge des possibles, Armand Colin, 2013
  7. Maurice Halbwachs a en particulier dégagé trois « lois » d’agencement des lieux saints : concentration, morcellement, dualité. Lire à ce sujet le chapitre « Des lieux saints encore incertains » in Vincent Lemire, Jérusalem 1900…, op. cit., 2013

  8. En 1980, la Knesset adopte la « Loi de Jérusalem », qui proclame la ville sainte « une et indivisible » capitale d’Israël. La traduction anglaise de la loi se trouve sur le site du parlement israélien : http://www.knesset.gov.il/laws/special/eng/basic10_eng.htm/ Cette loi a immédiatement été condamnée par la communauté internationale.
  9. Pour cela, trois moyens principaux sont mobilisés, d’après l’ONG israélienne Ir Amim : la saisie de maisons palestiniennes par l’utilisation de la « loi sur les biens des absents » ou le rachat et le transfert de terrains publics et privés d’intérêt historique, archéologique, et surtout national. D’après l’ONG israélienne Emek Shaveh, 400 colons juifs vivent aujourd’hui à Silwan, dont la plupart à Wadi Hilweh.

  10. Le site internet, traduit en trois langues, est assez fourni. http://silwanic.net/.
  11. www.madaasilwan.org/
  12. http://eng.ir-amim.org.il/ Ir Amim est une ONG israélienne fondée en 2000 qui lutte pour une Jérusalem « viable et équitable », à travers entre autres des publications sur Jérusalem-Est ainsi que l’organisation de tours alternatifs. En 2010, Ir Amim a par exemple lancé une pétition demandant l’annulation du contrat signé entre l’Autorité israélienne des Parcs Nationaux et Elad concernant la gestion du parc archéologique de la Cité de David.
  13. http://www.alt-arch.org/ Emek Shaveh est une ONG israélienne qui réunit archéologues et militants pour mettre en lumière le rôle de l’archéologie dans le conflit israélo-palestinien. Refusant l’utilisation idéologique de l’archéologie, elle défend une archéologie « pour tous » et « par tous ».
  14. D’après le guide du visiteur publié par l’ONG Emek Shaveh (2011).
  15. L’université hébraïque de Jérusalem a mis en ligne un certain nombre de cartes anciennes de la ville. http://jnul.huji.ac.il/dl/maps/jer/
  16. Le sens de « l’habiter » a été pensé par des philosophes comme Martin Heidegger (conférence « bâtir, habiter, penser » prononcée en 1951 à Darmstadt) ou Gaston Bachelard (La Poétique de l’espace, publié en 1957). Ils ont notamment montré qu’habiter n’est pas seulement une fonction, mais une condition, une manière d’être au monde. Voir aussi l’ouvrage collectif dirigé par Thierry Paquot : Habiter, le propre de l’humain, La Découverte, 2007, et en particulier l’article de Christiane Montandon qui évoque un lieu de mémoire.

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